« La fuite en Suisse » et les passages de juifs par le lac Léman
La Haute-Savoie pendant la Seconde Guerre mondiale
En 1940, lors de l’Armistice, la Savoie se trouve en zone « libre » jusqu’en novembre 1942. La Haute-Savoie est alors administrée par les autorités de Vichy. L’armée italienne occupe ensuite le département avant d’être remplacée par l’armée allemande de septembre 1943 à août 1944.
La façade lémanique, seule « fenêtre » ouverte de la France sur un pays neutre, la Suisse, va donc jouer un rôle stratégique essentiel.
La population juive directement menacée par la généralisation des rafles de l’été 1942 a cherché les moyens d’échapper à l’internement et à la déportation. Les réfugiés de toute la France affluent à Thonon-Les-Bains, ville-étape, avant de gagner clandestinement la Suisse en traversant le lac.
Le travail de recherche de Ruth FIVAZ-SILBERMANN
De très nombreux passages ont donc eu lieu tout le long de la frontière franco-suisse, de Belfort à l’Ain, et de toute la Haute-Savoie vers la Suisse. Ruth FIVAZ-SILBERMANN a consacré une thèse et un livre à ces traversées et a étudié en particulier les traversées par le lac Léman.
Ruth FIVAZ-SILBERMANN a décompté 110 traversées pour environ 400 personnes juives. A ce nombre, on peut ajouter qu’environ une cinquantaine de réfugiés résistants ou réfractaires au STO (Service du Travail Obligatoire) ont fait appel aux pêcheurs-passeurs pour se mettre à l’abri en Suisse.
Les pêcheurs passeurs
Ce sont les pêcheurs professionnels qui étaient le plus à même d’effectuer ces traversées, de par leur connaissance du lac et la possession d’une barque.
Sollicités en priorité, devenus passeurs, les pêcheurs sont en première ligne, s’engageant dans des actions dangereuses et illégales. Cette corporation, soudée par les particularités d’une activité marquée par la prise de risque, par l’indépendance, par l’amour de la liberté ne pouvait qu’adhérer aux valeurs de la Résistance et contribuer, à son niveau, à sa victoire.
Les points de départ étaient pour nombre d’entre eux les ports de Rives à Thonon et d’Evian. Mais la plupart des communes riveraines ont été concernées : Yvoire, Anthy, Amphion, Lugrin, Saint-Gingolph,…
Dans un certain nombre de cas, la police suisse ou les douaniers ont intercepté les passeurs. Dans la majorité des cas, les réfugiés n’étaient pas reconduits en France et devaient s’enregistrer auprès des autorités militaires. Ils étaient donc sauvés. Par contre, certains furent refoulés et livrés aux autorités de Vichy. Hildegard LANDAU, docteur ès lettres, allemande et juive, fut remise à la gendarmerie française, transférée à Rivesaltes puis à Drancy et déportée à AUSCHWITZ, sans retour.
Quant aux pêcheurs passeurs, ils étaient arrêtés et condamnés. Les condamnations comportaient une peine de 2 à 3 mois de prison, une amende et généralement la confiscation de leur barque. Après avoir purgé leur peine en Suisse, ils étaient remis aux autorités françaises et dans certains cas condamnés à une nouvelle peine de prison ou d’internement administratif.
A noter, en septembre 1942, le passage dramatique d’une famille juive par Léon et Noël MOILLE. L’un des douaniers suisses, prétextant un geste agressif du jeune Léon MOILLE, lui tire dessus et le tue. Ce fut le seul cas mortel de pêcheur-passeur.
En 2004-2006, plus de 60 ans après les faits, le Parlement suisse a réhabilité les pêcheurs passeurs qui avaient été condamnés. Cela a concerné les pêcheurs ci-dessous :
Charles FAVRE
Marcel FERT
Léon DUCRET
François GRAND-JUX
Paul KÜNG
René MERMET
Noël MOILLE
Urbain RUFFIN
André MORET
Jean-Louis SERVOZ
Paul SERVOZ
Pierre VAUCHER
Cette liste ne comprend que les pêcheurs passeurs qui se sont fait arrêter et ont été condamnés en Suisse. Heureusement, pour beaucoup d’entre eux, il n’y a pas eu d’arrestation. De ce fait, ils sont restés anonymes. D’autres sont connus, En particulier, André BECHET d’YVOIRE passa Paulette PECCOUD, professeur de français à l’Ecole hôtelière de Thonon et membre du réseau BUCKMASTER.
Que ce soit à Rives ou dans les autres ports du Léman, les pêcheurs pour une grande part étaient sympathisants ou membres du parti communiste. C’est la profession des pêcheurs professionnels dans son ensemble qui a participé à la résistance en aidant aux passages de réfugiés à la recherche de la sécurité pour leurs familles.
Le passage en Suisse de Pierre MENDES-FRANCE
Parmi les nombreux passages en Suisse, l’un a fait l’objet de plusieurs reportages du fait de l’identité de la personne : Pierre MENDES-FRANCE, alors recherché par la police de Vichy suite à son évasion de la prison de Clermont-Ferrand au printemps 1941. Pierre MENDES-FRANCE avait été député et sous-secrétaire d’état au Trésor dans le gouvernement du Front populaire de Léon BLUM et était devenu une bête noire fortement recherchée par la police de Vichy.
Le 2 août 1941, Louis DUCHENE et Antoine LUGRIN ont embarqué un fugitif qu’ils savaient recherché pour le déposer sur la rive suisse. Ce n’est que plus tard qu’ils ont eu connaissance de la personnalité qu’ils venaient de transporter.
Plus tard, Pierre MENDES-FRANCE deviendra Président du conseil de la Quatrième République en 1954.
Le point de départ de cette traversée était le présent port des pêcheurs.
Extrait du livre de Pierre MENDES FRANCE « Ecrits de résistance »
« Par une nuit d’août, on embarque au port de Rives. C’était une assez grosse embarcation. Nous étions trois à bord ; le patron, Louis Duchène, son aide Antoine Lugrin, dit « Lolay », et moi. Nous sommes partis sans bruit, à la rame, pour ne pas donner l’éveil. Le patron n’a fait démarrer son moteur que lorsque nous avons été à bonne distance de la côte. Il a mis le cap sur la Suisse. Alors seulement, j’ai commencé à respirer. Plus nous nous éloignions, moins je redoutais d’être poursuivi par les douaniers et les gendarmes français. Mais plus mes compagnons craignaient de tomber sur les douaniers et les gendarmes suisses. En somme, durant toute la traversée, moins j’avais peur, plus ils avaient peur…
Nous avons abordé à l’ouest de Lausanne, du côté de Saint-Prex ou d’Allaman. »…..